Fables. L'âne, le boeuf et le laboureur.
Publié le 11 Novembre 2006
FABLE
L’ÂNE, LE BOEUF ET LE LABOUREUR
« Un marchand très-riche avait plusieurs maisons à la campagne,
où il faisait nourrir une grande quantité de toute sorte de
bétail. Il se retira avec sa femme et ses enfants à une de ses terres,
pour la faire valoir par lui-même. Il avait le don d’entendre
le langage des bêtes ; mais avec cette condition, qu’il ne pouvait
l’interpréter à personne, sans s’exposer à perdre la vie ; ce qui
l’empêchait de communiquer les choses qu’il avait apprises par
le moyen de ce don.
« Il y avait à une même auge un boeuf et un âne. Un jour
qu’il était assis près d’eux, et qu’il se divertissait à voir jouer devant
lui ses enfants, il entendit que le boeuf disait à l’âne :
« L’Éveillé, que je te trouve heureux, quand je considère le repos
dont tu jouis, et le peu de travail qu’on exige de toi ! Un homme
te panse avec soin, te lave, te donne de l’orge bien criblée, et de
l’eau fraîche et nette. Ta plus grande peine est de porter le marchand
notre maître, lorsqu’il a quelque petit voyage à faire. Sans
cela, toute ta vie se passerait dans l’oisiveté. La manière dont on
me traite est bien différente, et ma condition est aussi malheureuse
que la tienne est agréable : il est à peine minuit qu’on
m’attache à une charrue que l’on me fait traîner tout le long du
jour en fendant la terre ; ce qui me fatigue à un point, que les
forces me manquent quelquefois. D’ailleurs, le laboureur, qui
est toujours derrière moi, ne cesse de me frapper. À force de
tirer la charrue, j’ai le cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé
depuis le matin jusqu’au soir, quand je suis de retour, on
me donne à manger de méchantes fèves sèches, dont on ne s’est
pas mis en peine d’ôter la terre, ou d’autres choses qui ne valent
pas mieux. Pour comble de misère, lorsque je me suis repu d’un
mets si peu appétissant, je suis obligé de passer la nuit couché
dans mon ordure. Tu vois donc que j’ai raison d’envier ton
sort. »
« L’âne n’interrompit pas le boeuf ; il lui laissa dire tout ce
qu’il voulut ; mais quand il eut achevé de parler : « Vous ne démentez
pas, lui dit-il, le nom d’idiot qu’on vous a donné ; vous
êtes trop simple, vous vous laissez mener comme l’on veut, et
vous ne pouvez prendre une bonne résolution. Cependant quel
avantage vous revient-il de toutes les indignités que vous souffrez
? Vous vous tuez vous-même pour le repos, le plaisir et le
profit de ceux qui ne vous en savent point de gré : on ne vous
traiterait pas de la sorte, si vous aviez autant de courage que de
force. Lorsqu’on vient vous attacher à l’auge, que ne faites-vous
résistance ? Que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? Que
ne marquez-vous votre colère en frappant du pied contre terre ?
Pourquoi enfin n’inspirez-vous pas la terreur par des beuglements
effroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous
faire respecter, et vous ne vous en servez pas. On vous apporte
de mauvaises fèves et de mauvaise paille, n’en mangez point ;
flairez-les seulement et les laissez. Si vous suivez les conseils
que je vous donne, vous verrez bientôt un changement dont
vous me remercierez. »
« Le boeuf prit en fort bonne part les avis de l’âne, il lui témoigna
combien il lui était obligé : « Cher l’Éveillé, ajouta-t-il,
je ne manquerai pas de faire tout ce que tu m’as dit, et tu verras
de quelle manière je m’en acquitterai. » Ils se turent après cet
entretien, dont le marchand ne perdit pas une parole.
« Le lendemain de bon matin, le laboureur vint prendre le
boeuf ; il l’attacha à la charrue, et le mena au travail ordinaire.
Le boeuf, qui n’avait pas oublié le conseil de l’âne, fit fort le méchant
ce jour-là ; et le soir, lorsque le laboureur, l’ayant ramené
à l’auge, voulut l’attacher comme de coutume, le malicieux ani–
mal, au lieu de présenter ses cornes de lui-même, se mit à faire
le rétif, et à reculer en beuglant ; il baissa même ses cornes,
comme pour en frapper le laboureur. Il fit enfin tout le manège
que l’âne lui avait enseigné. Le jour suivant, le laboureur vint le
reprendre pour le ramener au labourage ; mais trouvant l’auge
encore remplie des fèves et de la paille qu’il y avait mises le soir,
et le boeuf couché par terre, les pieds étendus, et haletant d’une
étrange façon, il le crut malade ; il en eut pitié, et, jugeant qu’il
serait inutile de le mener au travail, il alla aussitôt en avertir le
marchand.
« Le bon marchand vit bien que les mauvais conseils de
l’Éveillé avaient été suivis ; et pour le punir comme il le méritait
: « Va, dit-il au laboureur, prends l’âne à la place du boeuf, et
ne manque pas de lui donner bien de l’exercice. » Le laboureur
obéit. L’âne fut obligé de tirer la charrue tout ce jour-là ; ce qui
le fatigua d’autant plus, qu’il était moins accoutumé à ce travail.
Outre cela, il reçut tant de coups de bâton, qu’il ne pouvait se
soutenir quand il fut de retour.
« Cependant le boeuf était très-content ; il avait mangé tout
ce qu’il y avait dans son auge, et s’était reposé toute la journée ;
il se réjouissait en lui-même d’avoir suivi les conseils de
l’Éveillé ; il lui donnait mille bénédictions pour le bien qu’il lui
avait procuré, et il ne manqua pas de lui en faire un nouveau
compliment lorsqu’il le vit arriver. L’âne ne répondit rien au
boeuf, tant il avait de dépit d’avoir été si maltraité : « C’est par
mon imprudence, se disait-il à lui-même, que je me suis attiré
ce malheur ; je vivais heureux ; tout me riait ; j’avais tout ce que
je pouvais souhaiter : c’est ma faute si je suis dans ce déplorable
état ; et si je ne trouve quelque ruse en mon esprit pour m’en
tirer, ma perte est certaine. » En disant cela, ses forces se trouvèrent
tellement épuisées, qu’il se laissa tomber à demi mort au
pied de son auge. »
En cet endroit le grand vizir s’adressant à Scheherazade, lui
dit : « Ma fille, vous faites comme cet âne, vous vous exposez à
vous perdre par votre fausse prudence. Croyez-moi, demeurez
en repos, et ne cherchez point à prévenir votre mort. — Mon
père, répondit Scheherazade, l’exemple que vous venez de rapporter
n’est pas capable de me faire changer de résolution, et je
ne cesserai point de vous importuner, que je n’aie obtenu de
vous que vous me présenterez au sultan pour être son épouse. »
Le vizir, voyant qu’elle persistait toujours dans sa demande, lui
répliqua : « Hé bien ! puisque vous ne voulez pas quitter votre
obstination, je serai obligé de vous traiter de la même manière
que le marchand dont je viens de parler traita sa femme peu de
temps après, et voici comment :
« Ce marchand ayant appris que l’âne était dans un état pitoyable,
fut curieux de savoir ce qui se passerait entre lui et le
boeuf. C’est pourquoi, après le souper, il sortit au clair de la
lune, et alla s’asseoir auprès d’eux, accompagné de sa femme.
En arrivant, il entendit l’âne qui disait au boeuf : « Compère,
dites-moi, je vous prie, ce que vous prétendez faire quand le laboureur
vous apportera demain à manger. — Ce que je ferai,
répondit le boeuf, je continuerai de faire ce que tu m’as enseigné.
Je m’éloignerai d’abord ; je présenterai mes cornes comme
hier ; je ferai le malade, et feindrai d’être aux abois. — Gardezvous-
en bien, interrompit l’âne, ce serait le moyen de vous perdre
: car, en arrivant ce soir, j’ai ouï dire au marchand, notre
maître, une chose qui m’a fait trembler pour vous. — Hé !
qu’avez-vous entendu ? dit le boeuf ; ne me cachez rien, de
grâce, mon cher l’Éveillé. — Notre maître, reprit l’âne, a dit au
laboureur ces tristes paroles : « Puisque le boeuf ne mange pas,
et qu’il ne peut se soutenir, je veux qu’il soit tué dès demain.
Nous ferons, pour l’amour de Dieu, une aumône de sa chair aux
pauvres ; et quant à sa peau, qui pourra nous être utile, tu la
donneras au corroyeur ; ne manque donc pas de faire venir le
boucher. » Voilà ce que j’avais à vous apprendre, ajouta l’âne ;
l’intérêt que je prends à votre conservation, et l’amitié que j’ai
pour vous, m’obligent à vous en avertir et à vous donner un
nouveau conseil : d’abord qu’on vous apportera vos fèves et votre
paille, levez-vous, et vous jetez dessus avec avidité ; le maître
jugera par là que vous êtes guéri, et révoquera, sans doute, votre
arrêt de mort ; au lieu que si vous en usez autrement, c’est fait
de vous. »
« Ce discours produisit l’effet qu’en avait attendu l’âne. Le
boeuf en fut étrangement troublé et en beugla d’effroi. Le marchand,
qui les avait écoutés tous deux avec beaucoup
d’attention, fit alors un si grand éclat de rire, que sa femme en
fut très-surprise : « Apprenez-moi, lui dit-elle, pourquoi vous
riez si fort, afin que j’en rie avec vous. — Ma femme, lui répondit
le marchand, contentez-vous de m’entendre rire. — Non, repritelle,
j’en veux savoir le sujet. — Je ne puis vous donner cette
satisfaction, repartit le mari ; sachez seulement que je ris de ce
que notre âne vient de dire à notre boeuf ; le reste est un secret
qu’il ne m’est pas permis de vous révéler. — Et qui vous empêche
de me découvrir ce secret ? répliqua-t-elle. — Si je vous le
disais, répondit-il, apprenez qu’il m’en coûterait la vie. — Vous
vous moquez de moi, s’écria la femme ; ce que vous me dites ne
peut pas être vrai. Si vous ne m’avouez tout à l’heure pourquoi
vous avez ri, si vous refusez de m’instruire de ce que l’âne et le
boeuf ont dit, je jure, par le grand Dieu qui est au ciel, que nous
ne vivrons pas davantage ensemble. »
« En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et se mit
dans un coin où elle passa la nuit à pleurer de toute sa force. Le
mari coucha seul ; et le lendemain, voyant qu’elle ne discontinuait
pas de se lamenter : « Vous n’êtes pas sage, lui dit-il, de
vous affliger de la sorte ; la chose n’en vaut pas la peine ; et il
vous est aussi peu important de la savoir, qu’il m’importe beaucoup,
à moi, de la tenir secrète. N’y pensez donc plus, je vous en
conjure. — J’y pense si bien encore, répondit la femme, que je
ne cesserai pas de pleurer, que vous n’ayez satisfait ma curiosité.
— Mais je vous dis fort sérieusement, répliqua-t-il, qu’il m’en
coûtera la vie si je cède à vos indiscrètes instances. — Qu’il en
arrive tout ce qu’il plaira à Dieu, repartit-elle, je n’en démordrai
pas. — Je vois bien, reprit le marchand, qu’il n’y a pas moyen de
vous faire entendre raison ; et comme je prévois que vous vous
ferez mourir vous-même par votre opiniâtreté, je vais appeler
vos enfants, afin qu’ils aient la consolation de vous voir avant
que vous mouriez. » Il fit venir ses enfants, et envoya chercher
aussi le père, la mère et les parents de la femme. Lorsqu’ils furent
assemblés, et qu’il leur eut expliqué de quoi il était question,
ils employèrent leur éloquence à faire comprendre à la
femme qu’elle avait tort de ne vouloir pas revenir de son entêtement
; mais elle les rebuta tous, et dit qu’elle mourrait plutôt
que de céder en cela à son mari. Le père et la mère eurent beau
lui parler en particulier, et lui représenter que la chose qu’elle
souhaitait d’apprendre ne lui était d’aucune importance, ils ne
gagnèrent rien sur son esprit, ni par leur autorité, ni par leurs
discours. Quand ses enfants virent qu’elle s’obstinait à rejeter
toujours les bonnes raisons dont on combattait son opiniâtreté,
ils se mirent à pleurer amèrement. Le marchand lui-même ne
savait plus où il en était. Assis seul auprès de la porte de sa maison,
il délibérait déjà s’il sacrifierait sa vie pour sauver celle de
sa femme qu’il aimait beaucoup.
« Or, ma fille, continua le vizir en parlant toujours à Scheherazade,
ce marchand avait cinquante poules et un coq, avec
un chien qui faisait bonne garde. Pendant qu’il était assis,
comme je l’ai dit, et qu’il rêvait profondément au parti qu’il devait
prendre, il vit le chien courir vers le coq qui s’était jeté sur
une poule, et il entendit qu’il lui parla dans ces termes : « Ô
coq ! Dieu ne permettra pas que tu vives encore longtemps !
N’as-tu pas honte de faire aujourd’hui ce que tu fais ? » Le coq
monta sur ses ergots, et se tournant du côté du chien : « Pourquoi,
répondit-il fièrement, cela me serait-il défendu aujourd’hui
plutôt que les autres jours ? — « Puisque tu l’ignores,
répliqua le chien, apprends que notre maître est aujourd’hui
dans un grand deuil. Sa femme veut qu’il lui révèle un secret qui
est de telle nature, qu’il perdra la vie s’il le lui découvre. Les
choses sont en cet état ; et il est à craindre qu’il n’ait pas assez
de fermeté pour résister à l’obstination de sa femme ; car il
l’aime, et il est touché des larmes qu’elle répand sans cesse. Il va
peut-être périr ; nous en sommes tous alarmés dans ce logis. Toi
seul, insultant à notre tristesse, tu as l’impudence de te divertir
avec tes poules. »
« Le coq repartit de cette sorte à la réprimande du chien :
« Que notre maître est insensé ! il n’a qu’une femme, et il n’en
peut venir à bout, pendant que j’en ai cinquante qui ne font que
ce que je veux. Qu’il rappelle sa raison, il trouvera bientôt
moyen de sortir de l’embarras où il est. — Hé ! que veux-tu qu’il
fasse ? dit le chien. — Qu’il entre dans la chambre où est sa
femme, répondit le coq ; et qu’après s’être enfermé avec elle, il
prenne un bon bâton, et lui en donne mille coups ; je mets en
fait qu’elle sera sage après cela, et qu’elle ne le pressera plus de
lui dire ce qu’il ne doit pas lui révéler. » Le marchand n’eut pas
sitôt entendu ce que le coq venait de dire, qu’il se leva de sa
place, prit un gros bâton, alla trouver sa femme qui pleurait encore,
s’enferma avec elle, et la battit si bien, qu’elle ne put
s’empêcher de crier : « C’est assez, mon mari, c’est assez, laissez-
moi ; je ne vous demanderai plus rien. » À ces paroles, et
voyant qu’elle se repentait d’avoir été curieuse si mal à propos, il
cessa de la maltraiter ; il ouvrit la porte, toute la parenté entra,
se réjouit de trouver la femme revenue de son entêtement, et fit
compliment au mari sur l’heureux expédient dont il s’était servi
pour la mettre à la raison. Ma fille, ajouta le grand vizir, vous
mériteriez d’être traitée de la même manière que la femme de ce
marchand. »
« Mon père, dit alors Scheherazade, de grâce, ne trouvez
point mauvais que je persiste dans mes sentiments. L’histoire
de cette femme ne saurait m’ébranler. Je pourrais vous en raconter
beaucoup d’autres qui vous persuaderaient que vous ne
devez pas vous opposer à mon dessein. D’ailleurs, pardonnez–
moi si j’ose vous le déclarer, vous vous y opposeriez vainement :
quand la tendresse paternelle refuserait de souscrire à la prière
que je vous fais, j’irais me présenter moi-même au sultan. »
Enfin, le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se
rendit à ses importunités ; et quoique fort affligé de n’avoir pu la
détourner d’une si funeste résolution, il alla dès ce moment
trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui
mènerait Scheherazade.
Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui
faisait : « Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me
livrer votre propre fille ? — Sire, lui répondit le vizir, elle s’est
offerte d’elle-même. La triste destinée qui l’attend n’a pu
l’épouvanter, et elle préfère à sa vie l’honneur d’être une seule
nuit l’épouse de votre majesté. — Mais ne vous trompez pas,
vizir, reprit le sultan : demain, en vous remettant Scheherazade
entre les mains, je prétends que vous lui ôtiez la vie. Si vous y
manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. —
Sire, repartit le vizir, mon coeur gémira, sans doute, en vous
obéissant ; mais la nature aura beau murmurer : quoique père,
je vous réponds d’un bras fidèle. » Schahriar accepta l’offre de
son ministre, et lui dit qu’il n’avait qu’à lui amener sa fille quand
il lui plairait.
Le grand vizir alla porter cette nouvelle à Scheherazade, qui
la reçut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du
monde. Elle remercia son père de l’avoir si sensiblement obligée
; et voyant qu’il était accablé de douleur, elle lui dit, pour le
consoler, qu’elle espérait qu’il ne se repentirait pas de l’avoir
mariée avec le sultan, et qu’au contraire il aurait sujet de s’en
réjouir le reste de sa vie.
Elle ne songea plus qu’à se mettre en état de paraître devant
le sultan ; mais avant que de partir, elle prit sa soeur Dinarzade
en particulier, et lui dit : « Ma chère soeur, j’ai besoin de votre
secours dans une affaire très-importante ; je vous prie de ne me
le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être
son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas ; écoutezmoi
seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan,
je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre
nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie.
Si j’obtiens cette grâce, comme je l’espère, souvenez-vous
de m’éveiller demain matin une heure avant le jour, et de
m’adresser ces paroles : « Ma soeur, si vous ne dormez pas, je
vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me
raconter un de ces beaux contes que vous savez. » Aussitôt je
vous en conterai un, et je me flatte de délivrer, par ce moyen,
tout le peuple de la consternation où il est. Dinarzade répondit à
sa soeur qu’elle ferait avec plaisir ce qu’elle exigeait d’elle.
L’heure de se coucher étant enfin venue, le grand vizir
conduisit Scheherazade au palais, et se retira après l’avoir introduite
dans l’appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas
plutôt avec elle, qu’il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la
trouva si belle, qu’il en fut charmé ; mais s’apercevant qu’elle
était en pleurs, il lui en demanda le sujet : « Sire, répondit
Scheherazade, j’ai une soeur que j’aime aussi tendrement que
j’en suis aimée. Je souhaiterais qu’elle passât la nuit dans cette
chambre, pour la voir et lui dire adieu encore une fois. Voulezvous
bien que j’aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage
de mon amitié ? » Schahriar y ayant consenti, on alla
chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha
avec Scheherazade sur une estrade fort élevée, à la manière des
monarques de l’Orient, et Dinarzade dans un lit qu’on lui avait
préparé au bas de l’estrade.
Une heure avant le jour, Dinarzade, s’étant réveillée, ne
manqua pas de faire ce que sa soeur lui avait recommandé :
« Ma chère soeur, s’écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous
supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me ra–
conter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas ! ce sera
peut-être la dernière fois que j’aurai ce plaisir.
Scheherazade, au lieu de répondre à sa soeur, s’adressa au
sultan : « Sire, dit-elle, votre majesté veut-elle bien me permettre
de donner cette satisfaction à ma soeur ? — Très-volontiers,
» répondit le sultan. Alors Scheherazade dit à sa soeur
d’écouter ; et puis, adressant la parole à Schahriar, elle commença
de la sorte :