Un chant de noel (9/12)

Publié le 20 Décembre 2006

Résumé : Scrooge, un homme méchant et qui déteste Noel, recoit la visite du spectre de son ancien associé. Celui-ci lui explique que Scrooge va recevoir la visite de trois esprits qui vont essayer de le ramener dans le droit chemin.

9ème partie

Le noel du neveu

Cependant la nuit était venue, sombre et noire ; la neige tombait à gros flocons, et, tandis que Scrooge parcourait les rues avec l’esprit, l’éclat des feux pétillait dans les cuisines, dans les salons, partout, avec un effet merveilleux. Ici, la flamme vacillante laissait voir les préparatifs d’un bon petit dîner de famille, avec les assiettes qui chauffaient devant le feu, et des rideaux épais d’un rouge foncé, qu’on allait tirer bientôt pour empêcher le froid et l’obscurité de la rue. Là, tous les enfants de la maison s’élançaient dehors dans la neige au-devant de leurs soeurs mariées, de leurs frères, de leurs cousins, de leurs oncles, de leurs tantes, pour être les premiers à leur dire bonjour. Ailleurs, les silhouettes des convives se dessinaient sur les stores. Un groupe de belles jeunes filles, encapuchonnées, chaussées de souliers fourrés, et causant toutes à la fois, se rendaient d’un pied léger chez quelque voisin ; malheur alors au célibataire (les rusées magiciennes, elles le savaient bien !) qui les y verrait faire leur entrée avec leur teint vermeil, animé par le froid !

À en juger par le nombre de ceux qu’ils rencontraient sur leur route se rendant à d’amicales réunions, vous auriez pu croire qu’il ne restait plus personne dans les maisons pour leur donner la bienvenue à leur arrivée, quoique ce fut tout le contraire ; pas une maison où l’on n’attendît compagnie, pas une cheminée où l’on n’eût empilé le charbon jusqu’à la gorge. Aussi, Dieu du ciel ! comme l’esprit était ravi d’aise ! comme il découvrait sa large poitrine ! comme il ouvrait sa vaste main ! comme il planait au-dessus de cette foule, déversant avec générosité sa joie vive et innocente sur tout ce qui se trouvait à sa portée ! Il n’y eut pas jusqu’à l’allumeur de réverbères qui, dans sa course devant lui, marquant de points lumineux les rues ténébreuses, tout habillé déjà pour aller passer sa soirée quelque part, se mit à rire aux éclats lorsque l’esprit passa près de lui, bien qu’il ne sût pas, le brave homme, qu’il eût en ce moment pour compagnie Noël en personne.

Tout à coup, sans que le spectre eût dit un seul mot pour préparer son compagnon à ce brusque changement, ils se trouvèrent au milieu d’un marais triste, désert, parsemé de monstrueux tas de pierres brutes, comme si c’eût été un cimetière de géants ; l’eau s’y répandait partout où elle voulait, elle n’avait pas d’autre obstacle que la gelée qui la retenait prisonnière ; il ne venait rien en ce triste lieu, si ce n’est de la mousse, des genêts et une herbe chétive et rude. À l’horizon, du côté de l’ouest, le soleil couchant avait laissé une traînée de feu d’un rouge ardent qui illumina un instant ce paysage désolé, comme le regard étincelant d’un oeil sombre, dont les paupières s’abaissant peu à peu, jusqu’à ce qu’elles se ferment tout à fait, finirent par se perdre complètement dans l’obscurité d’une nuit épaisse.

« Où sommes-nous ? demanda Scrooge.

– Nous sommes où vivent les mineurs, ceux qui travaillent dans les entrailles de la terre, répondit l’esprit ; mais ils me reconnaissent. Regardez ! »

Une lumière brilla à la fenêtre d’une pauvre hutte, et ils se dirigèrent rapidement de ce côté. Passant à travers le mur de pierres et de boue, ils trouvèrent une joyeuse compagnie assemblée autour d’un feu splendide. Un vieux, vieux bonhomme et sa femme, leurs enfants, leurs petits-enfants, et une autre génération encore, étaient tous là réunis, vêtus de leurs habits de fête. Le vieillard, d’une voix qui s’élevait rarement au-dessus des sifflements aigus du vent sur la lande déserte, leur chantait un Noël (déjà fort ancien lorsqu’il n’était lui-même qu’un tout petit enfant) ; de temps en temps ils reprenaient tous ensemble le refrain. Chaque fois qu’ils chantaient, le vieillard sentait redoubler sa vigueur et sa verve ; mais chaque fois, dès qu’ils se taisaient, il retombait dans sa première faiblesse.

L’esprit ne s’arrêta pas en cet endroit, mais ordonna à Scrooge de saisir fortement sa robe et le transporta, en passant au-dessus du marais, où ? Pas à la mer, sans doute ? Si, vraiment, à la mer. Scrooge, tournant la tête, vit avec horreur, bien loin derrière eux, la dernière langue de terre, une rangée de rochers affreux ; ses oreilles furent assourdies par le bruit des flots qui tourbillonnaient, mugissaient avec le fracas du tonnerre et venaient se briser au sein des épouvantables cavernes qu’ils avaient creusées, comme si, dans les accès de sa rage, la mer eût essayé de miner la terre. Bâti sur le triste récif d’un rocher à fleur d’eau, à quelques lieues du rivage, et battu par les eaux tout le long de l’année avec un acharnement furieux, se dressait un phare solitaire. D’énormes tas de plantes marines s’accumulaient à sa base, et les oiseaux des tempêtes, engendrés par les vents, peut-être comme les algues par les eaux, voltigeaient alentour, s’élevant et s’abaissant tour à tour, comme les vagues qu’ils effleuraient dans leur vol.

Mais, même en ce lieu, deux hommes chargés de la garde du phare avaient allumé un feu qui jetait un rayon de clarté sur l’épouvantable mer, à travers l’ouverture pratiquée dans l’épaisse muraille. Joignant leurs mains calleuses par-dessus la table grossière devant laquelle ils étaient assis, ils se souhaitaient l’un à l’autre un joyeux Noël en buvant leur grog, et le plus âgé des deux dont le visage était racorni et couturé par les intempéries de l’air, comme une de ces figures sculptées à la proue d’un vieux bâtiment, entonna de sa voix rauque un chant sauvage qu’on aurait pu prendre lui-même pour un coup de vent pendant l’orage. Le spectre allait toujours au-dessus de la mer sombre et houleuse, toujours, toujours, jusqu’à ce que dans son vol rapide, bien loin de la terre et de tout rivage, comme il l’apprit à Scrooge, ils s’abattirent sur un vaisseau et se placèrent tantôt près du timonier à la roue du gouvernail, tantôt à la vigie sur l’avant, ou à côté des officiers de quart, visitant ces sombres et fantastiques figures dans les différents postes où ils montaient leur faction. Mais chacun de ces hommes fredonnait un chant de Noël, ou pensait à Noël, ou rappelait à voix basse à son compagnon quelque Noël passé, avec les espérances qui s’y rattachent d’un retour heureux au sein de la famille. Tous, à bord, éveillés ou endormis, bons ou méchants, avaient échangé les uns avec les autres, ce matin-là, une parole plus bienveillante qu’en aucun autre jour de l’année ; tous avaient pris une part plus ou moins grande à ses joies ; ils s’étaient tous souvenus de leurs parents ou de leurs amis absents, comme ils avaient espéré tous qu’à leur tour ceux qui leur étaient chers éprouvaient dans le même moment le même plaisir à penser à eux.

Ce fut une grande surprise pour Scrooge, tandis qu’il prêtait l’oreille aux gémissements plaintifs du vent, et qu’il songeait à ce qu’avait de solennel un semblable voyage au milieu des ténèbres, par-dessus des abîmes inconnus dont les profondeurs étaient des secrets aussi impénétrables que la mort ; ce fut une grande surprise pour Scrooge, ainsi plongé dans ses réalisations, d’entendre un rire joyeux. Mais sa surprise devint bien plus grande encore quand il reconnut que cet éclat de rire avait été poussé par son neveu, et se vit lui-même dans une chambre parfaitement éclairée, chaude, brillante de propreté, avec l’esprit à ses côtés, souriant et jetant sur ce même neveu des regards pleins de douceur et de complaisance.

« Ah ! ah ! ah ! faisait le neveu de Scrooge. Ah ! ah ! ah ! »

S’il vous arrivait, par un hasard peu probable, de rencontrer un homme qui sût rire de meilleur coeur que le neveu de Scrooge, tout ce que je puis vous dire, c’est que j’aimerais à faire aussi sa connaissance. Faites-moi le plaisir de me le présenter, et je cultiverai sa société.

Par une heureuse, juste et noble compensation des choses d’ici-bas, si la maladie et le chagrin sont contagieux, il n’y a rien qui le soit plus irrésistiblement aussi que le rire et la bonne humeur. Pendant que le neveu de Scrooge riait de cette manière, se tenant les côtes, et faisant faire à son visage les contorsions les plus extravagantes, la nièce de Scrooge, sa nièce par alliance, riait d’aussi bon coeur que lui ; leurs amis réunis chez eux n’étaient pas le moins du monde en arrière et riaient également à gorge déployée. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

« Oui, ma parole d’honneur, il m’a dit, s’écria le neveu de Scrooge, que Noël était une sottise. Et il le pensait !

– Ce n’en est que plus honteux pour lui, Fred ! dit la nièce de Scrooge avec indignation. Car parlez-moi des femmes, elles ne font jamais rien à demi ; elles prennent tout au sérieux. »

La nièce de Scrooge était jolie, excessivement jolie, avec un charmant visage, un air naïf, candide : une ravissante petite bouche qui semblait faite pour être baisée, et elle l’était, sans aucun doute ; sur le menton, quantité de petites fossettes qui se fondaient l’une dans l’autre lorsqu’elle riait, et les deux yeux les plus vifs, les plus pétillants que vous ayez jamais vus illuminer la tête d’une jeune fille ; en un mot, sa beauté avait quelque chose de provoquant peut-être, mais on voyait bien aussi qu’elle était prête à donner satisfaction. Oh ! mais, satisfaction complète.

« C’est un drôle de corps, le vieux bonhomme ! dit le neveu de Scrooge ; c’est vrai, et il pourrait être plus agréable, mais ses défauts portent avec eux leur propre châtiment, et je n’ai rien à dire contre lui.

– Je crois qu’il est très riche, Fred ? poursuivit la nièce de Scrooge ; au moins, vous me l’avez toujours dit.

– Qu’importe sa richesse, ma chère amie, reprit son mari ; elle ne lui est d’aucune utilité ; il ne s’en sert pour faire du bien à personne, pas même à lui. Il n’a pas seulement la satisfaction de penser… ah ! ah ! ah !… que c’est nous qu’il en fera profiter bientôt.

– Tenez ! je ne peux pas le souffrir, » continua la nièce.

Les soeurs de la nièce de Scrooge et toutes les autres dames présentes exprimèrent la même opinion.

« Oh ! bien, moi, dit le neveu, je suis plus tolérant que vous ; j’en suis seulement peiné pour lui, et jamais je ne pourrais lui en vouloir quand même j’en aurais envie, car enfin, qui souffre de ses boutades et de sa mauvaise humeur ? Lui, lui seul. Ce que j’en dis, ce n’est pas parce qu’il s’est mis en tête de ne pas nous aimer assez pour venir dîner avec nous ; car, après tout, il n’a perdu qu’un méchant dîner…

– Vraiment ! eh bien ! je pense, moi, qu’il perd un fort bon dîner », dit sa petite femme, l’interrompant.

Tous les convives furent du même avis, et on doit reconnaître qu’ils étaient juges compétents en cette matière, puisqu’ils venaient justement de le manger ; dans ce moment, le dessert était encore sur la table, et ils se pressaient autour du feu à la lueur de la lampe.

« Ma foi ! je suis enchanté de l’apprendre, reprit le neveu de Scrooge, parce que je n’ai pas grande confiance dans le talent de ces jeunes ménagères. Qu’en dites-vous, Topper ? »

Topper avait évidemment jeté les yeux sur une des sœurs de la nièce de Scrooge, car il répondit qu’un célibataire était un misérable paria qui n’avait pas le droit d’exprimer une opinion sur ce sujet ; et là-dessus, la soeur de la nièce de Scrooge, la petite femme rondelette que vous voyez là-bas avec un fichu de dentelles, pas celle qui porte à la main un bouquet de roses, se mit à rougir.

« Continuez donc ce que vous alliez nous dire, Fred, dit la petite femme en frappant des mains. Il n’achève jamais ce qu’il a commencé ! Que c’est donc ridicule ! »

Le neveu de Scrooge s’abandonna bruyamment à un nouvel accès d’hilarité, et, comme il était impossible de se préserver de la contagion, quoique la petite soeur potelée essayât apparemment de le faire en respirant force vinaigre aromatique, tout le monde sans exception suivit son exemple.

« J’allais ajouter seulement, dit le neveu de Scrooge, qu’en nous faisant mauvais visage et en refusant de venir se réjouir avec nous, il perd quelques moments de plaisir qui ne lui auraient pas fait de mal. À coup sûr, il se prive d’une compagnie plus agréable qu’il ne saurait en trouver dans ses propres pensées, dans son vieux comptoir humide ou au milieu de ses chambres poudreuses. Cela n’empêche pas que je compte bien lui offrir chaque année la même chance, que cela lui plaise ou non, car j’ai pitié de lui. Libre à lui de se moquer de Noël jusqu’à sa mort, mais il ne pourra s’empêcher d’en avoir meilleure opinion, j’en suis sûr, lorsqu’il me verra venir tous les ans, toujours de bonne humeur, lui dire : « Oncle Scrooge, comment vous portez-vous ? » Si cela pouvait seulement lui donner l’idée de laisser douze cents francs à son pauvre commis, ce serait déjà quelque chose. Je ne sais pas, mais pourtant je crois bien l’avoir ébranlé hier. »

Ce fut à leur tour de rire maintenant à l’idée présomptueuse qu’il eût pu ébranler Scrooge. Mais comme il avait un excellent caractère, et qu’il ne s’inquiétait guère de savoir pourquoi on riait, pourvu que l’on rît, il les encouragea dans leur gaieté en faisant circuler joyeusement la bouteille.

Après le thé, on fit un peu de musique ; car c’était une famille de musiciens qui s’entendaient à merveille, je vous assure, à chanter des ariettes et des ritournelles, surtout Topper, qui savait faire gronder sa basse comme un artiste consommé, sans avoir besoin de gonfler les larges veines de son front, ni de devenir rouge comme une écrevisse. La nièce de Scrooge pinçait très bien de la harpe : entre autres morceaux, elle joua un simple petit air (un rien que vous auriez pu apprendre à siffler en deux minutes), justement l’air favori de la jeune fille qui allait autrefois chercher Scrooge à sa pension, comme le fantôme de Noël passé le lui avait rappelé. À ces sons bien connus, tout ce que le spectre lui avait montré alors se présenta de nouveau à son souvenir ; de plus en plus attendri, il songea que, s’il avait pu souvent entendre cet air, depuis de longues années, il aurait sans doute cultivé de ses propres mains, pour son bonheur, les douces affections de la vie, ce qui valait mieux que d’aiguiser la bêche impatiente du fossoyeur qui avait enseveli Jacob Marley.

Mais la soirée ne fut pas consacrée tout entière à la musique. Au bout de quelques instants, on joua aux gages touchés, car il faut bien redevenir enfants quelquefois, surtout à Noël, un jour de fête fondé par un Dieu enfant. Attention ! voilà qu’on commence d’abord par une partie de colin-maillard. Oh ! le tricheur de Topper ! Il fait semblant de ne pas voir avec son bandeau, mais, n’ayez pas peur, il n’a pas ses yeux dans sa poche. Je suis sûr qu’il s’est entendu avec le neveu de Scrooge, et que l’esprit de Noël présent ne s’y est pas laissé prendre. La manière dont le soi-disant aveugle poursuit la petite soeur rondelette au fichu de dentelle est une véritable insulte à la crédulité de la nature humaine. Qu’elle renverse le garde-feu, qu’elle roule pardessus les chaises, qu’elle aille se cogner contre le piano, ou bien qu’elle s’étouffe dans les rideaux, partout où elle va, il y va ; il sait toujours reconnaître où est la petite soeur rondelette ; il ne veut attraper personne autre ; vous avez beau le heurter en courant, comme tant d’autres l’ont fait exprès, il fera bien semblant de chercher à vous saisir, avec une maladresse qui fait injure à votre intelligence, mais à l’instant il ira se jeter de côté dans la direction de la petite soeur rondelette. « Ce n’est pas de franc jeu », dit-elle souvent en fuyant, et elle a raison ; mais lorsqu’il l’attrape à la fin, quand, en dépit de ses mouvements rapides pour lui échapper, et de tous les frémissements de sa robe de soie froissée à chaque meuble, il est parvenu à l’acculer dans un coin, d’où elle ne peut plus sortir, sa conduite alors devient vraiment abominable. Car, sous prétexte qu’il ne sait pas qui c’est, il faut qu’il touche sa coiffure ; sous prétexte de s’assurer de son identité, il se permet de toucher certaine bague qu’elle porte au doigt, de manier certaine chaîne passée autour de son cou. Le vilain monstre ! aussi nul doute qu’elle ne lui en dise sa façon de penser, maintenant que le mouchoir ayant passé sur les yeux d’une autre personne, ils ont ensemble un entretien si confidentiel, derrière les rideaux, dans l’embrasure de la fenêtre !

La nièce de Scrooge n’était pas de la partie de colinmaillard; elle était demeurée dans un bon petit coin de la salle, assise à son aise sur un fauteuil avec un tabouret sous les pieds ; le fantôme et Scrooge se tenaient debout derrière elle ; mais, par exemple, elle prenait part aux gages touchés et fut particulièrement admirable à Comment l’aimez-vous ? avec toutes les lettres de l’alphabet. De même au jeu de Où, quand et comment ? elle était fort habile, et, à la joie secrète du neveu de Scrooge, elle battait à plates coutures toutes ses soeurs, quoiqu’elles ne fussent pas sottes, non ; demandez plutôt à Topper. Il se trouvait bien là environ une vingtaine d’invités, tant jeunes que vieux, mais tout le monde jouait, jusqu’à Scrooge lui-même, qui, oubliant tout à fait, tant il s’intéressait à cette scène, qu’on ne pouvait entendre sa voix, criait tout haut les mots qu’on donnait à deviner ; et il rencontrait juste fort souvent je dois l’avouer, car l’aiguille la plus pointue, la meilleure Whitechapel, garantie pour ne pas couper le fil, n’est pas plus fine ni plus déliée que l’esprit de Scrooge, avec l’air benêt qu’il se donnait exprès pour attraper le monde.

Le spectre prenait plaisir à le voir dans ces dispositions et il le regardait d’un air si rempli de bienveillance, que Scrooge lui demanda en grâce, comme l’eût fait un enfant, de rester jusqu’après le départ des conviés. Mais pour ce qui est de cela, l’esprit lui dit que c’était une chose impossible.

« Voici un nouveau jeu, dit Scrooge. Une demi-heure, esprit, seulement une demi-heure ! »

C’était le jeu appelé Oui et non ; le neveu de Scrooge devait penser à quelque chose et les autres chercher à deviner ce à quoi il pensait ; il ne répondait à toutes leurs questions que par oui et par non, suivant le cas. Le feu roulant d’interrogations auxquelles il se vit exposé lui arracha successivement une foule d’aveux : qu’il pensait à un animal, que c’était un animal vivant, un animal désagréable, un animal sauvage, un animal qui grondait et grognait quelquefois, qui d’autres fois parlait, qui habitait Londres, qui se promenait dans les rues, qu’on ne montrait pas pour de l’argent, qui n’était mené en laisse par personne, qui, ne vivait pas dans une ménagerie, qu’on ne tuait jamais à l’abattoir, et qui n’était ni un cheval, ni un âne, ni une vache, ni un taureau, ni un tigre, ni un chien, ni un cochon, ni un chat, ni un ours. À chaque nouvelle question qui lui était adressée, ce gueux de neveu partait d’un nouvel éclat de rire, et il lui en prenait de telles envies, qu’il était obligé de se lever du sofa pour trépigner sur le parquet. À la fin, la soeur rondelette, prise à son tour d’un fou rire, s’écria :

« Je l’ai trouvé ! Je le tiens, Fred ! Je sais ce que c’est.

– Qu’est-ce donc ? demanda Fred.

– C’est votre oncle Scro-o-o-o-oge ! »

C’était cela même. L’admiration fut le sentiment général, quoique quelques personnes fissent remarquer que la réponse à cette question « Est-ce un ours ? » aurait dû être « Oui » ; d’autant qu’il avait suffi dans ce cas d’une réponse négative pour détourner leurs pensées de M. Scrooge, en supposant qu’elles se fussent portées sur lui d’abord.

« Eh bien ! il a singulièrement contribué à nous divertir, dit Fred, et nous serions de véritables ingrats si nous ne buvions à sa santé. Voici justement que nous tenons à la main chacun un verre de punch au vin ; ainsi donc : À l’oncle Scrooge !

– Soit ! à l’oncle Scrooge ! s’écrièrent-ils tous.

– Un joyeux Noël et une bonne année au vieillard, n’importe ce qu’il est ! dit le neveu de Scrooge. Il n’accepterait pas ce souhait de ma bouche, mais il l’aura néanmoins. À l’oncle Scrooge ! »

L’oncle Scrooge s’était laissé peu à peu si bien gagner par l’hilarité générale, il se sentait le coeur si léger, qu’il aurait fait raison à la compagnie, quoiqu’elle ne s’aperçût pas de sa présence, et prononcé un discours de remerciement que personne n’eût entendu, si le spectre lui en avait donné le temps. Mais la scène entière disparut comme le neveu prononçait la dernière parole de son toast ; et déjà Scrooge et l’esprit avaient repris le cours de leurs voyages.

Ils virent beaucoup de pays, allèrent fort loin et visitèrent un grand nombre de demeures, et toujours avec d’heureux résultats pour ceux que Noël approchait. L’esprit se tenait auprès du lit des malades, et ils oubliaient leurs maux sur la terre étrangère, et l’exilé se croyait pour un moment transporté au sein de la patrie. Il visitait une âme en lutte avec le sort et aussitôt elle s’ouvrait à des sentiments de résignation et à l’espoir d’un meilleur avenir. Il abordait les pauvres, et aussitôt ils se croyaient riches. Dans les maisons de charité, les hôpitaux, les prisons, dans tous ces refuges de la misère, où l’homme vain et orgueilleux n’avait pu abuser de sa petite autorité si passagère pour en interdire l’entrée et en barrer la porte à l’esprit, il laissait sa bénédiction et enseignait à Scrooge ses préceptes charitables. Ce fut là une longue nuit, si toutes ces choses s’accomplirent seulement en une nuit ; mais Scrooge en douta, parce qu’il lui semblait que plusieurs fêtes de Noël avaient été condensées dans l’espace de temps qu’ils passèrent ensemble. Une chose étrange aussi, c’est que, tandis que Scrooge n’éprouvait aucune modification dans sa forme extérieure, le fantôme devenait plus vieux, visiblement plus vieux. Scrooge avait remarqué ce changement, mais il n’en dit pas un mot, jusqu’à ce que, au sortir d’un lieu où une réunion d’enfants célébrait les Rois, jetant les yeux sur l’esprit quand ils furent seuls, il s’aperçut que ses cheveux avaient blanchi.

« La vie des esprits est-elle donc si courte ? demanda-t-il.

– Ma vie sur ce globe est très courte, en effet, répondit le spectre. Elle finit cette nuit.

– Cette nuit ! s’écria Scrooge.

– Ce soir, à minuit. Écoutez ! L’heure approche. »

En ce moment, l’horloge sonnait les trois quarts de onze heures.

« Pardonnez-moi l’indiscrétion de ma demande, dit Scrooge, qui regardait attentivement la robe de l’esprit, mais je vois quelque chose d’étrange et qui ne vous appartient pas, sortir de dessous votre robe. Est-ce un pied ou une griffe ?

– Ce pourrait être une griffe, à en juger par la chair qui est au-dessus, répondit l’esprit avec tristesse. Regardez. »

Des plis de sa robe, il dégagea deux enfants, deux créatures misérables, abjectes, effrayantes, hideuses, repoussantes, qui s’agenouillèrent à ses pieds et se cramponnèrent à son vêtement.

« Oh ! homme ! regarde, regarde à tes pieds ! » s’écria le fantôme.

C’étaient un garçon et une fille, jaunes, maigres, couverts de haillons, au visage renfrogné, féroces, quoique rampants dans leur abjection. Une jeunesse gracieuse aurait dû remplir leurs joues et répandre sur leur teint ses plus fraîches couleurs ; au lieu de cela, une main flétrie et desséchée, comme celle du temps, les avait ridés, amaigris, décolorés ; ces traits où les anges auraient dû trôner, les démons s’y cachaient plutôt pour lancer de là des regards menaçants. Nul changement, nulle dégradation, nulle décomposition de l’espèce humaine, à aucun degré, dans tous les mystères les plus merveilleux de la création, n’ont produit des monstres à beaucoup près aussi horribles et aussi effrayants.

Scrooge recula, pâle de terreur ; ne voulant pas blesser l’esprit, leur père peut-être, il essaya de dire que c’étaient de beaux enfants, mais les mots s’arrêtèrent d’eux-mêmes dans sa gorge, pour ne pas se rendre complices d’un mensonge si énorme.

« Esprit ! est-ce que ce sont vos enfants ? »

Scrooge n’en put dire davantage.

« Ce sont les enfants des hommes, dit l’esprit, laissant tomber sur eux un regard, et ils s’attachent à moi pour me porter plainte contre leurs pères. Celui-là est l’ignorance ; celle-ci la misère. Gardez-vous de l’un et de l’autre et de toute leur descendance, mais surtout du premier, car sur son front je vois écrit : Condamnation. Hâte-toi, Babylone, dit-il en étendant sa main vers la Cité ; hâte-toi d’effacer ce mot, qui te condamne plus que lui ; toi à ta ruine, comme lui au malheur. Ose dire que tu n’en es pas coupable ; calomnie même ceux qui t’accusent : Cela peut servir au succès de tes desseins abominables. Mais gare la fin !

– N’ont-ils donc aucun refuge, aucune ressource ? s’écria Scrooge.

– N’y a-t-il pas des prisons ? dit l’esprit, lui renvoyant avec ironie pour la dernière fois ses propres paroles. N’y a-t-il pas des maisons de force ? »

L’horloge sonnait minuit. Scrooge chercha du regard le spectre et ne le vit plus. Quand le dernier son cessa de vibrer, il se rappela la prédiction du vieux Jacob Marley, et, levant les yeux, il aperçut un fantôme à l’aspect solennel, drapé dans une robe à capuchon et qui venait à lui glissant sur la terre comme une vapeur.

A suivre...

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Rédigé par Geotoine

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