L'histoire du premier vieillard et de la biche

Publié le 16 Novembre 2006

« Je vais donc, reprit le vieillard, commencer mon récit :

écoutez-moi, je vous prie, avec attention. Cette biche que vous

voyez est ma cousine, et de plus, ma femme. Elle n’avait que

douze ans quand je l’épousai : ainsi je puis dire qu’elle ne devait

pas moins me regarder comme son père, que comme son parent

et son mari.

« Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu

d’enfants ; mais sa stérilité ne m’a point empêché d’avoir pour

elle beaucoup de complaisance et d’amitié. Le seul désir d’avoir

des enfants me fit acheter une esclave, dont j’eus un fils6 qui

promettait infiniment. Ma femme en conçut de la jalousie, prit

en aversion la mère et l’enfant, et cacha si bien ses sentiments,

que je ne les connus que trop tard.

« Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque

je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai

à ma femme, dont je ne me défiais point, l’esclave et

son fils, et je la priai d’en avoir soin pendant mon absence, qui

dura une année entière.

« Elle profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle

s’attacha à la magie, et quand elle sut assez de cet art diabolique

pour exécuter l’horrible dessein qu’elle méditait, la scélérate

mena mon fils dans un lieu écarté. Là, par ses enchantements,

elle le changea en veau, et le donna à mon fermier, avec ordre

de le nourrir, comme un veau, disait-elle, qu’elle avait acheté.

Elle ne borna point sa fureur à cette action abominable : elle

changea l’esclave en vache, et la donna aussi à mon fermier.

« À mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et

de l’enfant : « Votre esclave est morte, me dit-elle ; et pour votre

fils, il y a deux mois que je ne l’ai vu, et que je ne sais ce qu’il est

devenu. » Je fus touché de la mort de l’esclave ; mais comme

mon fils n’avait fait que disparaître, je me flattai que je pourrais

le revoir bientôt. Néanmoins huit mois se passèrent sans qu’il

revînt, et je n’en avais aucune nouvelle, lorsque la fête du grand

Baïram7 arriva. Pour la célébrer, je mandai à mon fermier de

m’amener une vache des plus grasses pour en faire un sacrifice.

Il n’y manqua pas. La vache qu’il m’amena était l’esclave ellemême,

la malheureuse mère de mon fils. Je la liai ; mais dans le

moment que je me préparais à la sacrifier, elle se mit à faire des

beuglements pitoyables, et je m’aperçus qu’il coulait de ses yeux

des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire ; et

me sentant, malgré moi, saisi d’un mouvement de pitié, je ne

pus me résoudre à la frapper. J’ordonnai à mon fermier de m’en

aller prendre une autre.

Ma femme, qui était présente, frémit de ma compassion ; et

s’opposant à un ordre qui rendait sa malice inutile : « Que faites-

vous, mon ami ? s’écria-t-elle. Immolez cette vache. Votre

fermier n’en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l’usage

que nous en voulons faire. » Par complaisance pour ma femme,

je m’approchai de la vache ; et combattant la pitié qui en suspendait

le sacrifice, j’allais porter le coup mortel, quand la victime,

redoublant ses pleurs et ses beuglements, me désarma une

seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier,

en lui disant : « Prenez, et sacrifiez-la vous-même ; ses beuglements

et ses larmes me fendent le coeur. »

« Le fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais en

l’écorchant, il se trouva qu’elle n’avait que les os, quoiqu’elle

nous eût paru très-grasse. J’en eus un véritable chagrin : « Prenez-

la pour vous, dis-je au fermier, je vous l’abandonne ; faitesen

des régals et des aumônes à qui vous voudrez ; et si vous avez

un veau bien gras, amenez-le moi à sa place. » Je ne m’informai

pas de ce qu’il fit de la vache ; mais peu de temps après qu’il

l’eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un

veau fort gras. Quoique j’ignorasse que ce veau fût mon fils, je

ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son

côté, dès qu’il m’aperçut, il fit un si grand effort pour venir à

moi, qu’il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête

contre la terre, comme s’il eût voulu exciter ma compassion et

me conjurer de n’avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en

m’avertissant, autant qu’il lui était possible, qu’il était mon fils.

« Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action,

que je ne l’avais été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre

pitié qui m’intéressa pour lui ; ou, pour mieux dire, le sang fit en

moi son devoir. » Allez, dis-je au fermier, ramenez ce veau chez

vous. Ayez-en un grand soin ; et à sa place, amenez-en un autre

incessamment. »

« Dès que ma femme m’entendit parler ainsi, elle ne manqua

pas de s’écrier encore : « Que faites-vous, mon mari ?

Croyez-moi, ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là. — Ma

femme, lui répondis-je, je n’immolerai pas celui-ci. Je veux lui

faire grâce ; je vous prie de ne vous y point opposer. » Elle n’eut

garde, la méchante femme, de se rendre à ma prière ; elle haïssait

trop mon fils, pour consentir que je le sauvasse. Elle m’en

demanda le sacrifice avec tant d’opiniâtreté, que je fus obligé de

le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau funeste… »

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le

jour : « Ma soeur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce

conte, qui soutient si agréablement mon attention. — Si le sultan

me laisse encore vivre aujourd’hui, repartit Scheherazade,

vous verrez que ce que je vous raconterai demain vous divertira

beaucoup davantage. » Schahriar, curieux de savoir ce que deviendrait

le fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane,

qu’il serait bien aise d’entendre la nuit prochaine la fin de

ce conte.

Rédigé par Geotoine

Publié dans #Evènements

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